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Dessin(s)


Pline l’Ancien raconte, au livre XXXV de ses Histoires Naturelles, comment la fille du potier corinthien Butadès, le premier, selon la légende à avoir modelé des figurines en terre, traça sur le mur, à l’aide d’un morceau de charbon de bois, le contour de l’ombre de son fiancé qui partait à la guerre. Le peintre belge Jean Benoît Suvée (1743-1807), bête noire de David, en tira, en 1791, une toile qu’il intitula L’Invention de la peinture. Ce titre est inexact et trompeur. Pline poursuit en effet son histoire en expliquant que la jeune fille appliqua une couche d’argile, en respectant le contour dessiné sur le mur, la détacha, puis la mit au four pour obtenir un portrait durable de son amant. Suvée aurait donc dû intituler son œuvre L’Invention du portrait. Mais, en l’occurrence, le titre aurait aussi été usurpé puisque Butadès père pratiquait déjà le portrait en terre cuite en modelant des figurines. Ce que la jeune Corinthienne a inventé, c’est le dessin. Et cette légende attribue déjà au dessin deux de ses caractéristiques essentielles : l’intermédiaire et le mémorial.




Intermédiaire – Dans le récit de Pline, le tracé sur le mur ne constitue qu’une étape dans le processus de réalisation du portait en terre cuite. Le dessin n’a aucune vertu de produit fini. Il n’a servi que dans une étape intermédiaire – décisive, certes – du processus d’élaboration d’une œuvre plus noble, présentable, non sujette à l’éphémère. Il contribue à un projet. Il est projet. Le mot dessin tire d’ailleurs son étymologie du mot dessein. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que ces deux mots prennent des sens distincts, introduisant un nouveau niveau conceptuel dans le processus créateur :

dessein /intention > dessin/matrice > projet/réalisation > objet/produit fini

En revanche, le mot motif continue à garder ses deux significations d’intention et de matrice. Le verbe dessiner se confond avec le verbe désigner jusqu’à la fin du XVIe siècle. Ces deux mots puisent dans un fonds commun de sens qui gravitent autour des notions de reconnaissance et de signalement. Le dessin est donc aussi ce qui permet de distinguer, de révéler, de séparer, de réduire les incertitudes ou les ambiguïtés. Le dessin est un moyen de simplifier, d’ordonner la confusion ambiante. C’est un moyen pour révéler l’essentiel. Ne dit-on pas, dans le langage courant, « je ne vais pas te faire un dessin » pour éviter d’entrer dans le développement d’une explication jugée inutile ou superflue ?
Mémorial – L’histoire de Pline ne pouvait que finir tristement. Le jeune amant meurt à la guerre. Sa fiancée éplorée n’a plus que l’effigie en terre cuite, le produit du dessin, pour se remémorer les traits du disparu. Le dessin est donc ici ce qui subsiste, la relique, au sens étymologique de ce terme, de quelque chose qui a existé et qui n’est plus. Dans un processus régressif par rapport à celui de la création, le dessin devient un substitut, par défaut, à ce qui n’est plus accessible. Et si le dessin venait à disparaître (1), c’est plus la mémoire du dessin que celle de l’objet initial qui se substituera à l’objet disparu :

objet devenu inaccessible < dessin < image mentale du dessin disparu

Bien avant l’avènement de la photographie, le dessin, même schématique, était le seul moyen de fixer les réalités avant qu’elles ne s’échappent. Il reste encore le moyen le plus simple pour fixer des concepts fugitifs et empêcher leur disparition ou leur effacement (2). Aujourd’hui encore, en cas de constat amiable suite à un accident de la circulation, les compagnies d’assurance ne de mandent-elles pas aux parties concernées de matérialiser les faits par un dessin, aussi sommaire soit-il ?
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Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, la définition du dessin commence à prendre de l’autonomie par rapport au rôle fonctionnel qui lui était jusqu’alors dévolu. Sa différentiation d’avec la peinture devient de plus en plus arbitraire. On convient que le dessin est essentiellement monochrome, même s’il peut être colorié dans un second temps de sa réalisation, tandis que la peinture reste colorée, même si l’on peut peindre en grisaille ou en camaïeu. Le sens commun verra un dessin là où les tracés ou les contours restent apparents et nommera peinture une œuvre où prédominent les aplats et les taches colorées ou non. Delacroix peint. Ingres dessine.

Les dessins, les œuvres sur papier, matérialisent des desseins privés, intimes, doublés d’un relent d’illicite ou d’interdit. C’est dans cette étroite zone de tangence et de tension entre la sphère de l’intime et celle du regard public normatif, critique, voire pudibond, que se situe le dessin. C’est ce qui en fait l’intérêt, l’attrait, mais aussi le danger. Un danger qui a tous les charmes de la belle fleur vénéneuse, du fruit défendu, de l’interdit, mais aussi de l’inconnu. Pour un artiste, montrer un dessin, c’est se dévoiler, exhiber une partie de sa sphère intime en prenant le risque d’en exposer les contradictions, les incertitudes, les irrésolutions. Et c’est ce qui fait notre bonheur, à nous, spectateurs mués en regardeurs-voyeurs…

En ce début de XXIe siècle, le dessin a définitivement gagné un statut de mode d’expression artistique autonome. De fait, toute œuvre sur papier qui n’est pas un multiple est, aujourd’hui, considérée comme un dessin. C’est donc le support utilisé qui confère à l’œuvre le statut de dessin et non plus le rôle d’intermédiaire ou de mémorial dans un processus créatif, ni même les notions de ligne, de contour ou de tracé. Pour qui en douterait encore, il suffirait, pour l’en convaincre, de parcourir les allées du Salon du dessin contemporain (3). C’est le recours au papier qui fait désormais le dessin.

Mais cette association du dessin avec le papier est sur le point d’être remise en cause. On parle de plus en plus de dessin numérique. Certes, il est visualisé sur du e-paper, un papier, après tout, du moins dans sa dénomination, même s’il n’en a que très peu de caractéristiques. Les alternatives au e-paper commencent aussi à fleurir, une des dernièress en date étant le Boogie Board, résurrection, à l’âge du tout-électronique, de l’ardoise magique de notre enfance, accessible pour moins de 100 €… Le dessin numérique peut aussi s’animer et rejoindre, par des chemins de traverses, la vidéo ou le film…
Confusion des genres ? Non.

Une exposition, intitulée Dessins(s) permettra, de décembre 2012 à mars 2013, de prendre conscience de la force de la pratique contemporaine du dessin dans son immense variété de sujets, de techniques et de modalités d’expression. L’exposition présentera un peu plus de 250 dessins de 93 artistes vivants, souvent jeunes, appartenant à la collection Cynorrhodon - FALDAC. Les artistes seront pour la plupart français ou travaillant en France, mais, au total, une douzaine de nationalités seront représentées, avec de forts contingents allemands et étasuniens.
Pour tenter d’appréhender la diversité, la richesse et la complexité de ce champ, un parcours en trois sections, indépendantes, mais complémentaires, sera proposé.
La première section – Sujets –, la plus importante par le nombre de dessins exposés, aura pour ambition de montrer l’étendue du spectre des sujets abordés par les artistes, avec des ancrages dans la tradition et des ruptures avec celle-ci. Elle proposera de passer en revue quelques-unes des thématiques, des sujets, qui alimentent la pratique du dessin contemporain. Neuf thèmes y seront développés :

  1. constructions – s’intéressera à des artistes qui recourent à des processus prédéfinis, algorithmiques ou intuitifs, pour développer leurs dessins ; certaines de leurs productions relèvent de ce que l’on a coutume d’appeler art construit ; d’autres y échappent ;

  2. caricature et dérision – proposera des œuvres de quelques artistes qui usent de leur dessin comme une arme à des fins de protestation, de critique, de revendication, de contestation ou de dérision, politique ou sociale ;

  3. histoires, historiettes et anecdotes – se penchera sur la persistance de la narration dans la pratique du dessin contemporain ; les propos pourront être factuels ou transposés en allusions, jouant souvent sur la polysémie propre aux représentations visuelles ;

  4. dessin-dessin et fractures – se concentrera sur des artistes qui font du dessin un moyen de délectation ; sera posée, cependant, la question de comment arrêter, fracturer un dessin pour qu’il soit autre chose qu’un exercice de style stérile ;

  5. les bruts – présentera des artistes, parfois, mais pas nécessairement, autodidactes, qui revisitent l’esprit et la mouvance de l’art brut ;

  6. persistance du paysage et de la nature morte – abordera la façon dont ces deux thématiques, vieilles comme le dessin, sont transfigurées par les artistes contemporains ;
  7. mythes et archéologies – s’intéressera à des productions qui puisent dans un terreau historique ou mythique, réel ou imaginaire ;

  8. Le corps et la tête – illustrera la permanence de la thématique, pourtant décriée et conspuée par les avant-gardes, du corps humain dans les préoccupations des dessinateurs de notre temps ;

  9. rêves, cauchemars et surréel – traitera d’œuvres d’artistes qui, dans la descendance du surréalisme, font de l’onirisme leur source ou une de leurs sources d’inspiration.

La deuxième section – Techniques – présentera un large spectre de pratiques et de techniques, conventionnelles ou non, y compris certaines, non conventionnelles, qui, en première analyse, ne semblent pas relever de la définition du dessin telle qu’on l’entend habituellement. Seront abordés successivement :

  1. le recours à des gestes répétitifs et/ou obsessionnels, à petite ou à grande échelle, dans des expressions figuratives ou abstraites ;

  2. la pratique du dessin dans l’espace, certains artistes produisant des œuvres en trois dimensions se définissant plus comme dessinateurs que comme sculpteurs ;

  3. la dimension temporelle, avec des vidéastes qui produisent leurs œuvres à partir de dessins au trait ;

  4. le dessin dématérialisé, distribuable par des moyens électroniques et restituable sur des tablettes numériques ;

  5. le recours à des techniques d’agression du support du dessin, par brûlure, perforation, perçage, déchirure, scarification, lacération ou saturation de couleurs ;

  6. des pratiques produisant des œuvres qui, en première lecture ne semblent pas être des dessins, comme on l’entend traditionnellement, mais que leurs auteurs revendiquent comme tels.

La troisième et dernière section – Géographies – proposera une approche territoriale du dessin en se focalisant sur deux pays, insistant sur les points communs qui unissent les artistes de chacun de ces deux pays, mais aussi sur ce qui les sépare et les distingue. Elle tentera de montrer des ancrages dans une certaine tradition, des divergences et des points de rassemblement. Ces pays ont été retenus, à titre d’exemple, et en complément de ce qui pourra être vu dans les deux sections précédentes de l’exposition :
  1. l’Allemagne – avec une persistance constante de l’expressionnisme, plus ou moins mâtiné de romantisme et fortement ancrée dans une tradition littéraire ;

  2. les États-Unis – où domine une pratique, parfois cruelle ou sarcastique, de la société, dans des formes de figuration qui empruntent souvent à la bande dessinée ou à la publicité.
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Une telle division est nécessairement arbitraire et montre ses propres limites, car certains artistes pourraient probablement figurer dans plusieurs de ces sections. Elle a cependant pour vertu de prendre une position, de provoquer un mode de vision et de regard, afin de susciter des réactions et des contre-propositions de la part des visiteurs. Car le pire ennemi de l’art contemporain, c’est l’indifférence




[1] Involontairement, le plus souvent, mais cela peut aussi

être volontaire, par iconoclasme, par exemple, ou comme Robert Rauschenberg


effaçant un dessin de Willem De Kooning.

[2] Voir, par exemple, les manuscrits de Léonard de Vinci.
[3] D’ailleurs rebaptisé Drawing Now Paris.






Pleinairisme numérique




Les historiens s’accordent pour expliquer l’éclosion du pleinairisme, notamment celui des macchiaioli italiens et des impressionnistes français, par la généralisation de la diffusion des couleurs en tubes. L’atelier se faisait soudainement transportable : le peintre pouvait désormais planter son chevalet et sa toile devant un paysage, sur le motif, pour réaliser une œuvre définitive et non plus un croquis à reprendre à l’atelier. Le XXe siècle a vu un retour des artistes dans leur atelier, conséquence de l’abandon des références à la natura naturata au profit de la natura naturans[1] et de l’abstraction.





L’émergence des tablettes numériques, et plus particulièrement de l’iPad, donne aux artistes l’opportunité de ressortir de leurs ateliers pour retourner sur le terrain. En un temps où les lieux d’exposition se font nomades[2], où les arts nomades[3] suscitent l’engouement, les moyens sont enfin donnés aux artistes de produire des œuvres en dehors de leur atelier. La tablette se substitue au carnet de croquis que l’artiste archétypal avait toujours a proximité de la main dans ses pérégrinations. Avec une différence essentielle, cependant, les œuvres produites sur une tablette numérique peuvent être des œuvres définitives et non des esquisses inabouties à reprendre dans l’enfermement de l’atelier[4].

Ceci ne veut pas dire que l’artiste revient nécessairement à la nature. Il peut, dans son nomadisme, décider de peindre des paysages urbains alors qu’il se trouve à la campagne. Ce qui rapproche cette technique de celle des pleinairistes, c’est l’instantanéité de l’expression. L’idée, même fugace, peut être immédiatement saisie et figée. Elle peut, dans le même moment, être diffusée au plus grand nombre, pour peu qu’une connexion Internet soit disponible. Le cycle idéation – production – monstration – diffusion, traditionnellement long et parfois laborieux ou fastidieux, peut être ainsi condensé en quelques minutes.

La tablette numérique apporte aussi la possibilité de conserver des étapes intermédiaires d’un travail, de revenir en arrière, sans que le remords soit destructif du travail en cours. L’artiste peut aisément tester différentes hypothèses, les conserver, revenir sur elles, tout en conservant la trace de ce qu’un graveur appellerait les épreuves successives. Chacune de ces épreuves peut, à son tour, donner naissance à de nouveaux développements, dans une approche plus rhizomatique que linéaire, miroir des processus naturels bien plus que de celui des industries humaines.

La tablette numérique pose enfin la question de l’unicité de l’œuvre d’art. L’œuvre numérique, en tant que telle, n’existe que sous la forme d’un fichier numérique, lequel peut être répliqué, diffusé et altéré sans restriction significative. Bien plus, encore, à l’ère du numérique, la notoriété d’une œuvre ne se mesure plus à son caractère unique, mais, au contraire, au fait qu’elle soit multipliée. Ceci n’est pas nouveau en soi. Par exemple, une des icônes de l’art du XXe siècle, L.H.O.O.Q., une carte postale[5] figurant la Mona Lisa[6] de Léonard de Vinci, affublée, par Marcel Duchamp[7], en 1919, de moustaches et d’une barbiche, n’est connue que par ses copies. Le Musée national d’art moderne, au Centre Pompidou, en possède un exemplaire[8] qui n’est qu’une réplique agrandie[9] de la carte postale originale, datant de 1930, une décennie après sa publication, par Francis Picabia, sous forme d’une reproduction[10], dans sa revue 391, en 1920. Salvador Dalí prétendra même avoir devancé Duchamp dans cet exercice de détournement… Quant à Duchamp, il proposera, en 1965, une version rasée de L.H.O.O.Q. D’autres exemples, plus récents, confirment cette tendance de fond. Les effigies normalisées d’Ernesto Che Guevara[11] ou de Mao Zedong[12] qui fleurirent dans les années 1960 et 1970 font oublier les modèles initiaux, les originaux, et relèguent leurs auteurs dans l’oubli.




Les informaticiens savent bien, d’ailleurs, que pour assurer la pérennité d’un fichier numérique – ce à quoi se réduit, in fine, une œuvre numérique –, il importe d’en faire le plus grand nombre de copies et de les stocker à des endroits différents. La multiplication des copies devient donc une condition nécessaire à la survie d’une œuvre numérique, donc à sa reconnaissance et, par conséquent, contribue à sa valorisation esthétique[13]. On se situe donc aux antipodes de la hiérarchie traditionnelle qui dévalorise les multiples par rapport aux originaux. L’unicité et la notion d’original perdent leur sens.

Dans une exposition récente[14], Gilles Guias, a grandement contribué à démontrer l’inanité de ces notions à l’époque du numérique. L’exposition présentait, côte à côte :
  1. un ouvrage de Jacques de Coulon[15], comprenant 365 pensées ou aphorismes,
  2. dont les textes sont abondamment enrichis d’illustrations[16] – imprimées, donc – de Gilles Guias ;
  3. les dessins originaux numériques, affichées sur un iPad qui a servi à leur conception[17] ;
  4. des impressions, sur un papier de qualité, de certaines des images numériques ;
  5. des ré-interprétations, au lavis et à l’aquarelle, de quelques-unes des illustrations du livre.





Cinq niveaux de lecture, d’étapes successives, dans un processus impliquant deux créateurs. Un observateur ignorant du processus de conception de cet ensemble qualifierait probablement d’originales les ré-interprétations alors qu’elles ne sont que le dernier maillon de la chaîne créatrice et viennent donc après. L’unicité n’est donc plus la garantie de l’originalité[18]. La multiplicité – ou la multiplicabilité – devient synonyme d’original et la production manuelle est plagiat[19]… Un paradoxe qui remet au goût du jour la notion de plagiat par anticipation chère aux Oulipiens. Où donc situer, dans cette nouvelle géographie des valeurs, la notion d’édition de luxe, avec ses tirages de tête enrichis d’œuvres originales de l’illustrateur ?

Tout ceci pousse donc à réviser la notion de valeur des productions plastiques. Un parallèle avec les productions littéraires s’impose. Les Fleurs du mal de Baudelaire ont-elles moins de valeur que les œuvres d’un obscur rimailleur besogneux parce qu’elles ont été imprimées en un plus grand nombre d’exemplaires ? A contrario, l’article racoleur publié dans un hebdomadaire à grand tirage a-t-il plus de valeur que la réflexion de fond éditée dans une revue à distribution confidentielle ? On le voit, l’art numérique va forcer les plasticiens à sortir, non pas seulement dehors, en plein air, comme les impressionnistes en leur temps, mais à quitter les ornières d’habitudes séculaires et les chemins battus pour inventer de nouvelles façons de montrer, diffuser, promouvoir et propager leurs œuvres…

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[1] Baruch Spinoza, Éthique I, scolie de la proposition XXIX.
[2] Par exemple le Centre Pompidou Mobile, La Borne gérée par l’association orléanaise Le Pays où le ciel est toujours bleu, le projet H Box sponsorisé par la maison Hermès ou d’autres initiatives de ce type…
[3] Souvent associés avec la notion d’arts premiers.
[4] Gilles Guias : « pas besoin de sortir papier, crayons, peinture, gomme et pinceaux. Une fois terminée, c’est une illustration prête à être imprimée. Le degré de précision est très impressionnant. C’est comme si à chaque instant, vous pouviez sortir de votre sac tout votre atelier. »
[5] 19,7 x 12,4 cm, apparemment conservée aujourd’hui dans une collection particulière parisienne.
[6] Point contesté par l’artiste et critique américaine Rhonda Roland Shearer qui prétend que le visage n’est pas celui peint par Vinci, mais une photographie du visage de Duchamp.
[7] Duchamp n’était pas vraiment novateur en la matière puisque, dès 1883, Eugène Bataille, alias Arthur Sapeck, avait exposé une Mona Lisa fumant la pipe.
[8] Propriété du Parti Communiste Français, auquel Louis Aragon l’a légué.
[9] 61,5 x 49,5 cm.
[10] Reproduction d’ailleurs approximative, sans la barbiche.
[11] Œuvre du photographe Alberto Korda, 1928-2001.
[12] Œuvre du peintre Zhang Zhenshi, 1914-1992.
[13] Laquelle ne se mesure pas nécessairement en espèces sonnantes et trébuchantes. Voir, supra, Art numérique et rétribution.
[14] Galerie Olivier Nouvellet, le 16 octobre 2011.
[15] L’art de l’étonnement, éditions Payot et Rivages.
[16] Gilles Guias : « Certaines pensées m’ont immédiatement apporté une image : le gâteau, la grenouille. Mais toutes les illustrations ne correspondent pas à une phrase en particulier. J’ai surtout eu envie de retranscrire à mon tour ce que ce livre m’inspirait. Je me suis d’abord laissé aller à la lecture de l’ensemble. J’ai eu besoin de m’imprégner du texte, de le porter en moi comme une sorte de méditation, pour pouvoir ensuite en exprimer librement et simplement l’essence – enfin celle qu’il m’a semblé en percevoir – à travers des images. »
[17] Gilles Guias : « Le numérique offre aujourd’hui des supports, comme l’iPad, qui permettent de dessiner et d’achever des oeuvres n’importe où et dans n’importe quelles conditions. Pour moi, c’est une façon de travailler extraordinaire. Et qui m’a semblé parfaitement en accord avec le livre de Jacques de Coulon. Avec l’état d’esprit dans lequel je me suis senti en le lisant. Les 365 citations choisies par Jacques de Coulon parlent de questions humaines, proches et accessibles. Le livre nous initie à la simplicité, à la légèreté, à la fluidité. L’outil que j’ai choisi pour les exprimer l’est aussi. […] J’ai moi-même été étonné de la magie avec laquelle les images surgissaient sur la tablette au moment même ou elle apparaissaient dans ma tête (ou presque). C’était du graphisme nomade... »
[18] Au sens étymologique de ce mot.
[19] Plagier : emprunter des éléments à (une production originale antérieure) selon le Trésor de la langue française.

Papier numérique : des couleurs et des dimensions

Une des limites à la généralisation du dessin et de la peinture numériques réside dans l’absence de supports qui lui permettent de sortir de la stricte monochromie en noir et blanc et de dépasser des dimensions qui restent voisines du format A5. Cet état de fait confine donc ce mode d’expression dans des registres qui sont proches de ceux de la gravure et du cabinet de curiosité. Peut-on d’ailleurs parler de peinture quand la couleur en est absente ? C’est que le dessin numérique a dévoyé les supports pour e-book de leur destination initiale d’affichage de textes, pour en faire un subjectile pour l’expression graphique. Ce détournement de fonction, qui n’est ni le premier ni le dernier dans l’histoire de l’art a été fécond, mais est porteur de limitations et de contraintes qui restreignent singulièrement la généralisation de ce mode d’expression plastique. Certes, même si un des grands acteurs du marché a abandonné ses travaux de recherche sur un e-paper de grandes dimensions, flexible et supportant la couleur, un de ses concurrents a développé et présenté un prototype convaincant. Mais, là encore l’utilisation de cet outil par des artistes plasticiens relève d’un dévoiement de fonction, car la finalité de ce produit est de se substituer aux écrans d’ordinateurs portables et non de servir de support à l’expression artistique, ce qui explique qu’il est limité à une diagonale de 131/3 pouces. On est encore loin du format raisin cher aux dessinateurs : 321/3 pouces.



Un parallèle avec la musique est éclairant sur le positionnement des arts graphiques dans nos sociétés occidentales. La diffusion – ou vulgarisation – de la musique a débuté par la floraison de partitions en réduction pour piano, du temps où les jeunes filles de bonne famille jouaient toutes du piano. Jusque dans les années 1950, les chansons populaires étaient diffusées sous forme de feuillets simples ou doubles, avec les paroles notées sur une portée et, parfois, un accompagnement, sur deux lignes, ce qui supposait que les clients, souvent issus des classes populaires, savaient lire la musique. Le gramophone, avec ses cylindres, ses 78-tours, puis ses disques vinyle a supplée à la disparition de la familiarité avec l’écriture musicale – à moins que ce ne soit le contraire et que ce soient les techniques de reproduction sonore qui aient condamné la pratique musicale amateur live –. Le marché propose désormais un vaste spectre de musique en boîte, prête à être consommée. La technologie a permis l’éclosion du CD, du DVD, du téléchargement en format mp3, accompagnant ou anticipant ainsi une demande croissante pour des offres dans lesquelles la musique classique – par opposition à la musique de variété ou populaire – reste très largement minoritaire. Il existe cependant un spectre continu de propositions commerciales depuis le dernier tube insipide à la mode jusqu’aux œuvres de Pascal Dusapin ou de Marco Stroppa. Les transcriptions pour piano des opéras de Bellini, Donizetti ou Gounod par Liszt restent de la grande musique. On peut les donner en concert à côté d’œuvres réputées originales sans déroger ni déchoir.




La diffusion des œuvres plastiques ne suit pas le même modèle. Contrairement à la musique, la notion d’original – simple ou multiple –, témoignant d’une intervention de l’artiste, ne serait-ce que pour numéroter ou signer son artéfact, reste prépondérante. Il y a clairement une rupture entre ces œuvres originales et les reproductions, affiches et autres posters, considérés comme des produits échappant à la catégorie des œuvres d’art. La diffusion – ou vulgarisation – s’accompagne donc, dans les arts plastiques, d’une dépréciation irréversible. Une belle reproduction mécanique d’un chef-d’œuvre de Picasso devient un produit qui vise une clientèle autre que celle qui possède ou souhaite posséder un original. Aucun musée ne la présentera sur ses cimaises, au milieu d’œuvres originales. Il appartient probablement au dessin et à la peinture numériques de résoudre ce hiatus, de rétablir le continuum, de réconcilier production artistique et diffusion à grande échelle. En tout état de cause, la conséquence immédiate de l’état de fait actuel est que cette forme d’élitisme réduit le potentiel commercial – donc l’intérêt économique – pour le développement et la commercialisation d’équipements spécifiques à ce type d’utilisation.

Le dessin et la peinture numériques sont donc condamnés à un mode de fonctionnement de type saprophyte, détournant de leur usage initial les équipements conçus à d’autres fins. C’est ainsi que le e-book, normalement prévu pour afficher du texte devient subjectile pour la gravure numérique, que l’écran d’ordinateur, ultra-fin et souple, deviendra prochainement un support pour la créativité des artistes numériques qui pourront enfin entrer dans le monde de la couleur, même si les dimensions des œuvres produites resteront encore modestes. Enfants pauvres ou délaissés des avancées technologiques, les artistes plasticiens devront faire preuve d’imagination pour faire avec… Ce n’est pas nouveau. Jusqu’à l’invention, relativement récente, de la lithographie en couleurs, les artistes devaient manuellement rehausser à l’aquarelle les épreuves de gravures en noir et blanc pour les coloriser.

Il existe, cependant, un marché qui devrait intéresser les fabricants de matériel de visualisation d’images. C’est celui de la publicité. Depuis quelques mois, les panneaux d’affichage numériques de grandes dimensions ont commencé à fleurir dans les stations de métro et dans les abribus parisiens. Il s’agit, aujourd’hui, de surfaces rétro-éclairées, assez encombrantes et coûteuses. La technique du e-paper va permettre de simplifier leur mise en œuvre et d’assurer leur multiplication. N’oublions pas que c’est l’invention de la lithographie par Aloys Senefelder, en 1796, qui a permis l’essor de l’affiche



telle qu’on la connaît aujourd’hui, incitant d’ailleurs, à ses origines, des artistes sérieux à s’y encanailler : Toulouse-Lautrec, Bonnard, Chéret, Mucha… Le hiatus entre le low et le high était alors moindre que de nos jours. Parallèlement, dans des formats moindres, la chromolithographie devenait un support de choix pour la réclame avec une profusion d’images à collectionner, de calendriers ou de chromos de piètre qualité. Le processus que nous allons prochainement connaître sera inverse : un outil conçu pour la publicité deviendra support pour les créateurs plastiques, dans des registres qui n’ont rien à voir avec la communication commerciale. On se retrouvera donc, d’une certaine façon, dans la descendance des Villeglé, Hains ou Rotella, qui ont promu le support de l’affiche au rang d’œuvre d’art muséale. Gageons que cette unique opportunité historique contribuera à combler le gouffre entre l’art populaire et celui des musées.






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Petite ontologie de la peinture ou du dessin numérique

Das Bild bildet die Wirklichkeit ab.(1)
Das Bild ist ein Modell der Wirklichkeit.(2)
Was gezeigt werden kann, kann nicht gesagt werden.(3)

Qu’est-ce que la peinture numérique ? Qu’est-ce que le dessin numérique ?

Les aphorismes percutants, quasi définitifs, de Wittgenstein pourraient tarir toute discussion de fond sur la nature des artefacts plastiques, du moins de ceux visant à la représentation, figuratifs, dirait-on. Illustration ou modèle de la réalité, condamnant d’emblée tout discours critique ou discursif, l’objet plastique continue cependant à nous interpeller, et plus encore quand il se dématérialise. Qu’est-ce qu’un objet qui a perdu sa matière, que l’on ne peut plus palper ni appréhender, si ce n’est à travers un dispositif technique ? Ne serait-ce plus que ce que le même Wittgenstein appelle une proposition pourvue de sens, l’essence de la pensée(4), en quelque sorte ?

Ludwig Wittgenstein

Comme dans toute démarche scientifique ou philosophique sérieuse, il convient tout d’abord, de définir le cadre, les frontières de notre sujet : die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt(5).
Le recours au numérique peut intervenir dans trois étapes du cycle de vie d’une œuvre d’art : dans sa création, dans sa diffusion, dans sa monstration. En toute logique, ceci génère 2, soit huit cas de figure possibles, résumés dans le tableau suivant.

Création


Diffusion


Monstration

111Non-numériqueNon numériqueNon numérique
112Numérique
121NumériqueNon numérique
122Numérique
211NumériqueNon numériqueNon numérique
212Numérique
221NumériqueNon numérique
222Numérique

Le cas 111 est celui, conventionnel, de l’œuvre réalisée sans recours aux techniques numériques, transportées physiquement sur son lieu de monstration et présentée comme telle aux spectateurs. Le cas 112 diffère du précédent en ce que l’œuvre n’est plus présentée physiquement mais ne l’est que par une image numérique. Ce peut être le cas des dessins trop fragiles pour être exposés, de la grotte de Lascaux, réelle mais seulement visitable dans une version factice, ou, plus simplement, des cartels qui, dans les musées, présentent une photographie d’une œuvre absente parce que prêtée ou en cours de restauration. C’est aussi le cas de la consultation des catalogues que les grands musées mettent en ligne pour faire connaître leurs collections.
Le cas 121 est celui d’une œuvre conçue sans recours aux techniques numériques, numérisée pour être reconstituée sur son lieu de monstration. Les travaux de certains artistes conceptuels ressortissent à cette catégorie. La variante 122 est celle dans laquelle l’œuvre n’est pas montrée reconstituée mais seulement sous sa forme dématérialisée.

Le cas 211 est celui d’une œuvre pour laquelle le créateur recourt aux techniques numériques, mais matérialise l’œuvre pour la présenter comme telle. C’est, par exemple, le cas de la photographie numérique, tirée sur papier avant d’être diffusée et montrée. Dans le cas 212, l’œuvre numérique, dûment matérialisée, n’est montrée que sous une forme numérique. C’est une variante du cas 112, par exemple quand je consulte le catalogue numérisé d’une collection de photographies numériques, mais conservées sous forme de tirages sur papier.

Le cas 221 est celui d’une œuvre conçue numériquement, diffusée électroniquement mais matérialisée avant d’être présentée. Ce peut être le cas d’un collectionneur ayant acquis une image numérique mais qui en fait un tirage sur papier pour la présenter. Dans le cas 222, l’œuvre ne sera pas matérialisée mais présentée sur un support électronique, sur du e-paper ou sur un moniteur vidéo, par exemple.
Ce n’est que ce dernier cas que nous qualifierons de dessin ou de peinture numérique. Encore faut-il exclure de notre définition le cas de la photographie numérique, diffusée et présentée numériquement. Notre définition, en forme de postulat, est donc : « est peinture ou dessin numérique, une œuvre conçue manuellement, diffusée et présentée sous forme dématérialisée. »

Dessin numérique et gravure

S’il fallait faire un parallèle entre le dessin numérique et une forme d’art conventionnelle, c’est à la gravure que l’on serait amenés à le comparer. Dans les deux cas, le processus passe par une intermédiation, par un support tiers, par une matrice nécessaire à la matérialisation et à la réplication de l’œuvre : la plaque de zinc ou de cuivre pour la gravure, le fichier numérique pour le dessin numérique. Les limitations actuelles(6) de l’e-paper en matière de format et son confinement aux variantes de blancs de noirs et de gris accentuent la parenté entre les deux techniques : dimensions intimistes, travail au trait incisif, importance des marges... On pourrait aussi développer la notion d’états successifs d’une même œuvre(7).


Ce n’est pas par hasard, d’ailleurs, que l’e-paper est un papier et non une toile ou un panneau. Et le stylet, s’il s’appuie sur une palette graphique, n’en reste pas moins un instrument servant à dessiner, à tracer un trait, un sillon, à graver. Étymologiquement graver partage la même racine que le graben allemand ou la grave anglaise. Il est donc question de creuser et d’enfouir : semence pour la moisson future ou dépouille mortelle promise simultanément à la vermine et à la résurrection. Il s’agit aussi d’un exercice de mémoire. Ne dit-on pas, en effet, graver dans sa mémoire en parlant de faits dont on garde ou veut garder une trace indélébile.

Le dessin numérique se veut donc la manifestation de surface d’un sous-jacent dissimulé, dans lequel se jouent des mystères inavouables, révoltants ou réconfortants, en un mot ob-scènes. Cet inavouable ne peut être que le secret de la création ou de la recréation de l’œuvre, de la technologie. Technologie qui a servi à sa conception et se substitue à son aura définitivement perdue, si l’on en croit Walter Benjamin. N’y a-t-il pas toujours, chez les spectateurs d’œuvres numériques (et peut-être aussi chez leurs créateurs), une forme de réticence à les accepter comme de l’art, au même titre que le dessin ou la gravure ? Plus que l’expression d’un conservatisme étroit, j’y vois une forme de pudeur, probablement mal placée, mais qui renâcle à soulever le couvercle de ce qui est pressenti, à juste titre, comme une nouvelle boîte de Pandore. Le spectateur hésite à devoir remettre en cause ses certitudes mais, plus encore, à admettre que l’art va bien au-delà de ses manifestations conventionnelles et peut – pour ne pas dire doit – amener son consommateur à se remettre en cause, à révéler, ne serait-ce qu’à lui-même, ce qu’il voulait tenir voilé.


Confusion des genres

La référence à Pandore n’est pas fortuite. Πανδώρα – littéralement celle qui a tous les dons –, est, dans la mythologie grecque, la première femme. Elle est aussi Anédisora, celle qui fait remonter les dons des profondeurs. Elle préside à la terre et à la fécondité et peut, à ce titre, être la personnification du graben, de la gravure. C’est en ouvrant sa jarre qu’elle libère tous les maux de l’humanité, qui y ont été enfermés, dont les plus graves sont la confusion et la discorde(8).

Le dessin ou la peinture numérique sont, à leur façon, des moteurs de confusion des genres. Longtemps, un consensus mou s’est maintenu sur les natures respectives du dessin et de la peinture. Là où il y avait des traits, avec ou sans aplats de couleurs, on parlait de dessin. Quand la couleur quittait son rôle de remplissage de plages uniformes, on parlait de peinture. On pouvait dessiner sur toile, peindre sur papier, dessiner en couleurs ou peindre en camaïeu. Ce qui importait, c’était la prédominance ou non du trait(9). Progressivement, par paresse intellectuelle ou par complexification des techniques picturales, est devenu dessin tout ce qui était sur papier et peinture ce qui était sur toile, sur panneau ou mural.

Premier niveau, purement lexical, de confusion des genres, l’e-paper est un papier utilisé pour la visualisation de peintures numériques. On revient donc à la peinture sur papier mais celle-ci est encore – même si ce n’est que pour peu de temps encore – en noir et blanc, sans couleurs. Le trait en est la base, mais le stylet est manipulé sur une palette – attribut caractéristique incontestable du peintre – fût-elle électronique.

À un niveau moins superficiel, le geste de l’artiste créant une œuvre numérique n’est ni celui du peintre ni celui du dessinateur, bien que procédant des deux approches. Le peintre ou dessinateur numérique trace – ou grave – mais il peut aussi nuer, en quelques clics, les couleurs et les grisés. Il a aussi à sa disposition tous les outils du photographe. De la seule pression d’un doigt, il peut solariser, contraster, accentuer, adoucir, générer des couleurs complémentaires, passer en négatif, postériser, détourer, changer la texture, agrandir, réduire, pivoter, inverser, recadrer… Sa panoplie d’outils contient aussi ceux de la pratique du collage : couper, coller en un clic…

Toutes ces techniques peuvent être combinées, avec d’infinies possibilités de retours en arrière, des repentirs qui ne laissent pas de traces. Tout ceci pour produire une œuvre dans laquelle les techniques utilisées sont indécelables et les zones de jonction entre elles indiscernables. De façon paradoxale, dans cette joyeuse confusion des techniques et des genres, induite par le recours à la technologie numérique, ce qui reste le moins visible dans l’œuvre résultante, c’est justement la succession des techniques mises en œuvre pour sa réalisation. En ceci, le dessin ou la peinture numérique diffère des techniques traditionnelles en ce que le bel mestiere, la virtuosité, la maîtrise technique ne sont plus sujets d’admiration, de critique ni même de discussion.

Désolidarisation de la main et de l’œil, du geste et du regard


Ce qui différencie probablement le plus le travail créatif numérique des activités plastiques traditionnelles, c’est le découplage de l’œil et de la main. Le peintre, le dessinateur – et même le photographe – traditionnels contrôlent des yeux la main qui crée. Dans le processus numérique, les yeux sont fixés sur l’écran tandis que la main, affranchie du contrôle du regard, se déplace sur la palette numérique. Certes, l’écran visualise en temps réel l’effet des mouvements de la main, mais c’est par le truchement d’un intermédiaire qui ne visualise par l’action mais son résultat.

D’une certaine façon, le créateur numérique s’inflige une sorte de cécité. Ses créations se font à l’aveugle. Ce qui ne va pas sans accidents ou imprévus, eux-mêmes générateurs de nouvelles pistes ou opportunités. On pense, bien entendu, au jeu du cadavre exquis cher au surréaliste. Il y a aussi un rapport étroit avec les travaux d’Olivier Baudelocque(10), par exemple, qui s’astreint à copier un dessin qu’il observe, sans regarder sa main qui le recopie sur le papier ou sur la toile. La comparaison n’est cependant pas tout à fait exacte, dans la mesure où la boucle de rétroaction – le délai entre l’action et son constat – est beaucoup plus courte pour l’artiste numérique.

Ne faut-il pas plutôt voir cette cécité(11) partielle auto-infligée ou auto-consentie comme une contrainte, une contre-partie de la liberté quasiment absolue donnée par la technique numérique ? La transposition, dans un univers technologique, de la résistance du papier, de la dureté de la planche de métal ou des imperfections de la surface de la toile ?

Mais cette désolidarisation du regard et du geste est porteuse de surprises. L’incertitude du positionnement, aveugle, de la main sur la palette peut créer des décalages, des accidents, tant dans le sens contemporain de ce mot que dans celui, plus ancien, de la philosophie aristotélico-scolastique : ce qui s’oppose à la substance ou à l’essence. Ce désasservissement de l’œil et de la main créé ce qui tend à nier, à contredire, à s’opposer à la prégnance de la technologie.

Au-delà de l’indéniable facilité offerte au créateur, la valeur ajoutée de l’art numérique est plus sûrement dans cette porte ouverte à ce hasard objectif, cher à Breton, qui le définissait comme indice de réconciliation possible des fins de la nature et des fins de l’homme aux yeux de ce dernier. Remplaçons ici le mot nature par technologie et nous y sommes…

Conclusion

Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen(12)

Ou, plutôt, ce dont on ne veut parler…




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1 L’image illustre la réalité, Ludwig Wittgenstein, in Tractatus logico-philosophicus.
2 L’image est un modèle de la réalité, ibidem.
3 Ce qui peut être montré ne peut pas être dit, ibidem.
4 Der Gedanke ist der sinnvolle Satz (La pensée est la proposition pourvue de sens), ibidem.
5 Les frontières de mon langage signifient les frontières de mon propre monde, ibidem.
6 Mais plus pour longtemps…
7 Louis Doucet, Gilles Guias, graveur du virtuel, in Subjectiles II, éditions Le Manuscrit, 2010.

8 Il y avait aussi, dans la jarre, improprement qualifiée de boîte, l’espérance.
9 Du latin trahere, mot hautement polysémique, qui peut vouloir dire tirer après soi, tirer de force, traîner, entraîner, amener, causer, pousser, attirer, gagner, faire pencher dans un sens, mettre sur le compte de, imputer, interpréter, tirer en sens divers, tirailler; agiter le pour et le contre, enlever de force, ravir, voler, tirer à soi, s’attribuer, réclamer; attirer, séduire, humer,
aspirer, absorber, pomper, sucer, boire, prendre en soi, contracter, acquérir par assimilation, tirer de, extraire, faire sortir; tirer au sort, dériver, retirer, emprunter, recueillir, peler, plisser, froncer, tirer en long, étendre, allonger, filer, carder, contracter (une couleur, un goût, une qualité), prendre, traîner en longueur, prolonger, retarder, faire durer, passer le temps, se prolonger, durer, subsister.

10 Louis Doucet, Les Grottes d’Olivier Baudelocque, in Subjectiles II, éditions Le Manuscrit, 2010.
11 Quels yeux nous faudra-t-il et quelle patience ou quelle cécité, plutôt, pour soudain voir le jour, Giuseppe Ungaretti, in Innocences et mémoire.
12 Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence, ibidem.

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